Temporalités étagées : le capital-investissement à l’épreuve du Covid-19
Face à la double menace d’une crise économique et d’un assèchement de l’accès aux capitaux, les entrepreneurs et les équipes de gestion tournent leur regard vers un avenir incertain.
La période de la crise sanitaire bouleverse la vie des entreprises. Incidemment, elle fait ressortir une diversité de logiques d’action des dirigeants des fonds de capital-investissement, tant au niveau de la gestion des participations qu’en interrogeant les thèses d’investissement actuelles.
Amplificateur de soubresauts économiques pourtant attendus, le Covid-19 amorce une longue série de travaux d’autocritique et de réflexion dans l’industrie du capital-risque (voir par exemple ici, ici ou ici). Chez les investisseurs, conseils, entrepreneurs et commanditaires (les Limited Partners), la crise a déjà provoqué de nombreux débats, entre objectivité et passion, entre conservatisme naturel et nécessité stratégique de se réinventer. L’immobilisme structurel aujourd’hui subi par les marchés met brutalement fin aux phénomènes d’exubérance constatés dans les derniers semestres, et pose de manière radicale une question essentielle : what’s next?
Pour rappel, le métier du capital-investissement consiste à prendre des participations — minoritaires ou majoritaires — dans le capital de petites et moyennes entreprises, principalement non cotées. Le secteur est connu pour être performant à plusieurs titres : pour détecter les jeunes pousses à haut potentiel ; pour leur apporter une forte valeur ajoutée par son activité de soutien et le riche réseau qu’elle lui associe ; comme signal positif aux autres parties prenantes du marché (notamment futurs partenaires, co-investisseurs, acquéreurs). Les fonds composent et sont partie prenante de ce que l’on appelle l’equity story des sociétés, c’est-à-dire l’articulation de leur histoire présente et à venir, leurs atouts et potentiels de développement.
Au cœur de ces trois piliers du capital-investissement s’inscrit la modélisation de futurs possibles et des chemins qui y conduisent : on peut considérer que l‘investisseur est prospectiviste de coeur, gestionnaire de risque dans l’esprit, et comptable dans l’action, construisant sa stratégie sur la pénétration espérée de nouveaux usages et de nouvelles technologies. Les mécanismes qu’il utilise agrègent ainsi des échelles temporelles distinctes mais étagées—la longue durée, le moyen terme et la temporalité événementielle — et manifestent des processus d’évolution continue de son champ d’action stratégique.
En tant que constante du fonctionnement de l’économie au même titre que l’importance du crédit ou le cycle des affaires, les crises — majoritairement inattendues, et destructrices de valeur — remettent en cause les analyses des dirigeants des fonds et les poussent à revoir leurs stratégies. La crise du Covid-19 ne fait pas exception. Le premier réflexe d’une équipe de gestion face à un tel cataclysme structurel est de décider comment équilibrer et renforcer au mieux ses positions, dans une situation d’asymétrie informationnelle extrême, c’est à dire en ayant peu de cartes en mains et de visibilité sur l’évolution de la situation économique.
A la fois soutien essentiel et partenaire exigeant, l’un des rôles de l’investisseur est de challenger en permanence les clés des relations complexes qui le lient avec ses participations. Dans ces contextes exceptionnels, l’expérience passée, à la fois des entrepreneurs et des équipes de gestion, s’avère particulièrement fondamentale. Certes, toutes les crises sont différentes, de nature, d’ampleur et d’impact. Malgré tout, le fait d’avoir affronté de précédents soubresauts dans sa carrière permet une transmission facilitée de savoir-faire et de méthodes. Idéalement, les collectifs des fonds sont là — en parallèles d’autres réseaux — pour améliorer le transfert d’information et de bonnes pratiques, leur digestion et exécution.
Toujours agrégateur de temporalités étagées, l’investisseur affiche de manière explicite un comportement particulièrement dual, qui peut paraître paradoxal: celui du temps court de l’urgence opérationnelle, interdépendant de celui, plus long, de l’émergence de nouveaux lendemains.
Aux entrepreneurs de son portefeuille, il ne cesse de répéter que mettre trop d’énergie aujourd’hui à anticiper le monde de demain n’est pas le plus opportun à court terme, car envisager trop tôt l’après risque de détruire le présent : nul ne connaît l’issue ou la temporalité de la crise en cours. D’un point de vue opérationnel, l’objectif prioritaire est donc de piloter sous fortes contraintes, de garder le cap d’une main ferme et d’anticiper pour chaque société des mesures individuelles pour préserver l’activité... et donc les équipes, autant que faire se peut ! De nombreux collègues prévoient que le nombre de tours d’investissement sera divisé par cinq à quinze cette année. Certains fonds anticipent qu’il n’y aura pas de tour possible de refinancement pendant près d’un an pour leurs participations.
En parallèle, d’un point de vue stratégique, scénariser cet après qui viendra un jour est capital pour la gestion du fond lui-même. Ne pas projeter, c’est prendre le risque quasi certain d’amplifier le danger. Les fondamentaux ayant guidé les décisions initiales d’investissement vacillent, la feuille de route du portefeuille est à réécrire, la thèse d’investissement à confronter aux nouvelles réalités. Être trop optimiste vis-à-vis des tendances de marché qui se dessinent post-crise, c’est in fine projeter des résultats financiers à la baisse, et mettre en risque les capacités futures de l’équipe du fond. Être trop conservateur enfin, c’est laisser échapper des opportunités et entacher une réputation dans une industrie reposant sur un triptyque confiance, légitimité et crédibilité.
Face à ces dilemmes, l’effort de projection et de prospective n’est pas simple, particulièrement lorsqu’il se double de cet exercice opérationnel court-termiste de gestion de crise. L’intégration de nouvelles donnes — fragmentation attendue de la mondialisation, enjeux de sécurité et de résilience des États, chaînes d’approvisionnement redéfinies, essors comme effondrements sectoriels (santé, éducation, e-commerce vs tourisme, transport aérien), etc. — peut entraîner des virages significatifs pour le fond lui-même, tant d’un point de vue stratégique, thématique, financier qu’humain ou médiatique. Bien sûr, ces changements sont aussi de merveilleuses opportunités de réinventer demain, de moduler et d’adapter les investissements, de soutenir les champions des nouveaux mondes qui se profilent: les marchés conservent une morphologie cyclique.
C’est un fait, les critères d’investissement vont se durcir dans les prochains mois. Un état solide de la trésorerie et des liquidités, l’allongement de la durée minimum du runway autour de deux exercices, la rentabilité du projet étudiée à la loupe au détriment de l’hyper-croissance, une rationalité plus consistante sur les caractères attractifs des produits et services présentés par les entrepreneurs : tels seront les éléments clés des grilles de lecture.
Mais c’est bien le partage d’une nouvelle vision et des valeurs associées qui nourrit aujourd’hui les intenses discussions des équipes de gestion. Les décisions, consensus et paris qui en découlent permettent d’ajuster au gré des événements la feuille de route collective et ses priorités. Quatre d’entre elles se distinguent particulièrement : la reconsidération des ratios discipline-risque ; l’accentuation de la concentration sur les lignes en portefeuille ; un accompagnement des entrepreneurs avec une humilité renouvelée ; enfin et surtout, la projection de nouveaux communs. Avec, en ligne de mire, la conviction que des jours meilleurs seront à portée de main.