Régulation des stablecoins, l’Europe comme compétiteur stratégique ?
Cet article examine le contexte technico-financier, l’écosystème d’innovation et les politiques monétaires qui informent l’émergence des crypto-actifs, revenant sur la publication récente du premier cadre régulatoire européen sur le sujet.
Article original publié par la Revue Cyber & Conformité, co-écrit avec Cédric Barrier, co-fondateur de DeFi Spartans.
Immutabilité, transparence, protection cryptographique et pseudonymité : l’avènement des blockchains intégrant ces principes à des registres distribués a permis à l’industrie de la finance d’entrevoir la possibilité d’une nouvelle architecture décentralisée et, surtout, plus efficiente. Des milliers de crypto-monnaies et actifs numériques ont rapidement vu le jour sur la base d’expérimentations initiées par des techno-entrepreneurs, des institutions financières reconnues ou des équipes anonymes mutualisant leurs efforts sur la toile.
Popularisés par le célèbre bitcoin, ces crypto-actifs peuvent présenter des limites, notamment une forte volatilité financière ainsi que l’absence de standards hégémoniques et de garantie institutionnelle en matière de convertibilité et de sécurité. La nature et le nombre croissant d’initiatives suscitent de vifs débats, et les années 2020–21 s’avèrent déterminantes pour le secteur eu égard aux volumes de transactions constatés. Alors qu’une poignée d’acteurs institutionnels accumulent progressivement ces crypto-actifs (ex. Grayscale), la majorité des investisseurs restent méfiants et se limitent à spéculer sur les cours plutôt que d’utiliser les services sous-jacents à ces tokens, freinant l’appréciation de la valeur d’usage de ces nouveaux d’actifs.
Cette spéculation endémique engendre une forte volatilité qui rend ces jetons impraticables pour de nombreux cas d’usages (paiement de salaires, vente de biens et services, valeur de réserve financière, etc.). Les stablecoins, une catégorie de crypto-monnaies dont la caractéristique principale est d’assurer un prix de marché stable, permettent de répondre à ce défi. Leur résistance à la volatilité les positionne comme une primitive essentielle au développement de la finance décentralisée. Par exemple, l’usage des stablecoins sur le marché des paiements de détail répond à de nouvelles attentes de consommation pour des paiements instantanés, transnationaux et de gré à gré ; une révolution pour les acteurs financiers traditionnels. A cet égard, la facilitation des échanges de valeurs devrait résonner avec l’essence même de la construction européenne, la libre circulation des biens, des services et des capitaux.
Les stablecoins utilisent des mécanismes variés pour assurer la stabilité de leurs cours, en général la collatéralisation d’une réserve d’un ou plusieurs actifs. Ces derniers peuvent être une monnaie fiduciaire (US$ pour l’USDC), des matières premières (l’or pour PAXG), un panier de valeurs (US$ et produits de dette pour l’USDT) ou d’autres crypto-monnaies (l’ether pour le DAI). Des stablecoins purement algorithmiques voient également le jour, remplaçant la nécessité d’un collatéral par un ensemble de règles informatiques gérant directement sur la blockchain les mécanismes d’expansion et contraction de la réserve de stabilité (ex. projets Basis, Empty Set Dollar).
Malgré l’atout de stabilité, les stablecoins restent exposés à des risques techniques, financiers et réglementaires qui nuisent à leur adoption massive. L’annonce par Facebook de son intention de concevoir un système de paiement numérique en 2019 (le projet Libra), a accéléré la prise de conscience des institutions internationales de réglementation financière du sérieux des arguments en faveur de systèmes de paiement désintermédiés, notamment ceux poussant pour une adoption exploitant la puissance de leurs réseaux transnationaux. Les auditions successives de Mark Zuckerberg devant le sénat américain et les députés européens ont souligné la vigilance institutionnelle face aux géants du numérique. En réaction, de nombreux pilotes indiquent que les États travaillent à mettre au point leurs propres crypto- monnaies, avec l’idée d’apporter aux marchés de nouveaux dispositifs de règlement susceptibles de complémenter, voire de remplacer, les dispositifs liés aux monnaies de banque commerciale ou de banque centrale. Consécutivement, l’Union européenne (UE), entité supranationale et acteur économique de premier plan, s’intéresse à la possibilité d’envisager une forme de crypto-euro.
Début septembre 2020, les ministres des finances de cinq pays européens — France, Allemagne, Italie, Espagne et Pays-Bas — ont appelé à réguler fermement l’émission privée de stablecoins mondiaux, a minima tant que l’intégralité des problèmes juridiques, réglementaires et de surveillance ne sont pas résolus. La proposition de Règlement européen concomitante, rendue publique quelques semaines plus tard (sous le nom de MiCA, pour “Regulation on Markets in Crypto-assets”) est à la fois un signal fort et une avancée majeure pour l’industrie financière mondiale, faisant de l’UE la première grande juridiction à réglementer les cryptoactifs.
Conçu pour apporter une clarté réglementaire aux entreprises proposant des services dans le marché intérieur de l’Union, le projet doit encore passer par un processus législatif qui devrait s’étendre sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Néanmoins, il distingue d’ores-et-déjà les stablecoins comme une classe d’actifs spécifique et leur offre un cadre réglementaire sur mesure, strict et basé sur les principes de subsidiarité et de proportionnalité. Ainsi, tous les stablecoins adossés à des monnaies fiduciaires devront respecter un ratio de réserve unitaire. Ces réserves doivent être libellées en euros ou autre monnaie ayant cours dans les Etats-membres de l’Union, et être déposées dans une institution publique approuvée. En parallèle, toutes les entités opérant un système de stablecoins devront être constituées en personne morale et enregistrées dans un des 27 États-membres. Notons que ces règles ne concernent pas les Monnaies Digitales de Banques Centrales (MDBC).
Compte tenu du rythme d’innovation soutenu dans le secteur de la finance décentralisée, beaucoup se questionnent sur l’impact de MiCA en matière de compétitivité pour l’écosystème européen. Ce dynamisme actuel plaide pour une réponse réglementaire agile, pragmatique et proportionnée plutôt que pour le développement d’un cadre unique et exhaustif. Cette voie plus simple et rapide à mettre en œuvre et à ajuster serait plus susceptible d’assurer l’émergence d’acteurs européens proéminents dans le secteur.
Qu’en est-il dans le reste du monde ? Sous impulsion fédérale, les Etats-Unis ont rapidement fait le choix de réguler strictement les crypto-actifs, notamment après l’expérience de premières bulles spéculatives sur les émissions de jetons (ICOs) en 2017. Aujourd’hui, le cadre réglementaire américain sur les stablecoins impose un niveau important de contraintes en matière de conformité et d’exigence de réserves disponibles, a minima lorsque le collatéral est le dollar américain. En Chine, le plan d’adoption d’un yuan numérique est extrêmement rapide et met l’accent sur le contrôle monétaire intérieur. Le pays prend de l’avance grâce à des canaux de paiement digitaux matures, un soutien à l’innovation technologique et des efforts considérables pour superviser les échanges sur son territoire. Ailleurs, les banques centrales et institutions de réglementations financières adoptent des stratégies différentes : si les marchés développés voient les stablecoins comme une alternative à l’argent liquide à maîtriser, les marchés émergents sont plus souples, espérant réduire leurs coûts et favoriser l’inclusion financière.
Le commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton souhaite affirmer l’autonomie stratégique de l’Union européenne, en matière d’accès au marché comme de souveraineté digitale. L’UE a aujourd’hui l’opportunité de se positionner comme un soutien fort de la finance décentralisée, à l’interface de ces deux piliers. Cela nécessite de ne pas rendre le cadre réglementaire trop restrictif, notamment en promouvant l’innovation financière et la pédagogie, à la fois auprès des acteurs de marché et des citoyens européens. En parallèle, une cohérence internationale est nécessaire pour éviter les arbitrages réglementaires incessants et la concurrence déloyale. Quels que soient ses choix finaux, la réactivité de l’UE et son rôle clé en matière de stratégie de réglementation à l’échelle mondiale sont à soutenir et saluer. Des acteurs publics et privés ont ouvert la voie à une concurrence mondiale acharnée pour la création d’une monnaie digitale de référence : l’Europe doit conserver une agilité éclairée pour consolider sa place de leader dans la nouvelle ère monétaire qui s’amorce.